10 Décembre 2018
Me revoilà sur cette route ! La route de mon enfance. La route de mes souvenirs. La route de mes études. La route de mes errances. Et aujourd'hui, la route de ma mission-résidence. Il me semble que je voyageais déjà sur cette route, avant même de venir au monde. Je n'y suis pour rien, c'est elle qui me poursuis.
Tout au long de mon enfance, mes parents ne rataient jamais une occasion d'aller voir la famille, restée dans le Pas de Calais, à plus de 200 km de là où nous vivions : Charleville - Hirson - La Capelle - Le Cateau - Cambrai - Douai - Lens - Liévin. Combien de fois avons-nous fait cet itinéraire ? Combien de fois avons-nous répété ces noms d'étapes, comme pour s'assurer que nous connaissions par coeur ce parcours ? Des départementales coupant à travers champs, des nationales traversant des villages paumés et des forêts épaisses, des rocades interminables, des carrefours et des embranchements, nous séparaient de la terre originelle. Cette route exténuante, pleine de dangers, qui serpentait entre des zones désertiques et s'enfonçait parfois dans des obscurités profondes, mettait nos vies en suspens pendant deux à trois heures avant d'arriver soulagés à destination. L'aller était toujours plus excitant et plus joyeux que le retour.
Nous vivions tels des exilés sur une terre, les Ardennes, qui nous traitait comme des étrangers. C'est là que je suis née, ainsi que ma grande soeur, au coeur de la Vallée de la Meuse. Pourtant, jamais je ne m'y suis sentie chez moi. J'y étais bien, entourée de champs, de sous-bois, explorant les marres, les étables, les granges à foin, les blockhaus enterrés. Nous habitions une maison très isolée, dans un hameau en pleine campagne. Une maison tout au bout d'un chemin, sans aucun voisin. La solitude était la règle de tous mes jeux. Le terrain de ma liberté à vélo s'étendait sur des kilomètres carrés recouverts de taupinières, entrecoupés de bosquets. J'en connaissais tous les raccourcis, les moindres recoins. J'appartenais bien plus à la forêt, qu'à un village ou à un département. J'étais une fille des bois et des étangs, qui fréquentait plus de grenouilles que de gens. Je connaissais le nom des fleurs, pas celui des rues. J'habitais au bout d'un chemin qui n'existait sur aucune carte. La recherche de champignons et l'observation des nids de fourmis occupait tout mon temps. Je ne me posais guère d'autres questions. Mais au village, à l'école, on me rappelait régulièrement que je n'étais pas d'ici. Organisés en clans familiaux de frères, soeurs, cousins, neveux - les Pécheux, les Fricot, les Dugard, plusieurs fois mariés entre eux - nous faisaient comprendre, à ma soeur et à moi, qu'on était bizarres, que nos parents avaient un accent, que nos cheveux étaient trop noirs. Eux qui habitaient les maisons de la place, face à l'église, ou près de l'hospice, considéraient que c'était louche, cette maison, loin du village, perdue tout au bout du hameau. Cette maison, qu'on ne voyait même pas de la route, devait sûrement cacher quelque trafic. Sur les marches du kiosque, là où squattait la jeunesse à mobylette, on n'avait pas notre place. A force d'être soupçonnées, ma soeur et moi, on a fini par être coupables. Et on a grandi dans l'idée que nous non plus, on n'avait pas envie de se mélanger à tous ces consanguins. On était différentes, on était pas de chez eux.
Le plus drôle, c'est que ça n'avait rien à voir avec le fait que mon père avait des origines kabyles, ou que ma mère venait d'une famille de forains. Ce qui posait problème, c'est le fait qu'on était là sans attache, sans famille autour, que nos parents venaient d'ailleurs, tout simplement. C'était ça l'inacceptable. C'était ça qui constituait l'essence de notre étrangeté. On ne faisait pas partie de l'histoire du village. On aurait pu être africains, chinois, ou belges, c'était du pareil au même. A partir du moment où on n'avait pas de famille dans le village, on était rejetés.
Là-bas, dans le Pas de Calais, ce n'était pas vraiment chez moi non plus. Certes, c'était là qu'étaient mes racines, là où vivaient mes oncles, mes tantes, mes cousins-cousines. Mais ça restait un ailleurs pour moi. Un ailleurs où mes parents se révélaient différents, plus détendus, plus sûrs d'eux, plus joyeux. En présence de leurs frères et soeurs, là où ils avaient grandi et vécu leurs émois de jeunesse, mon père et ma mère parlaient avec gourmandise le Ch'timi, ils reprenaient immédiatement ce fort accent du nord, qu'ils tentaient maladroitement de masquer dès qu'on rentrait dans les Ardennes. Mon père connaissait tous les numéros des puits de mine. Il disait : "Mi j'éto au 3 de Lens. ¨Pis j'travaillo à l'fosse 11..." Ma mère énumérait les noms de rues où elle avait des souvenirs: "Quant' j'allo vire eut'père din l'Rue Papin... Eum'mère avo s'baraque din l'rue d'Abrequin..." Elle avait coupé avec une partie de sa famille, sa mère, ses deux frères aînés, et une de ses soeurs, qui formaient un clan violent et n'avaient jamais accepté mon père, parce que c'était un arabe. Ils nous traitaient, ma soeur et moi, de bâtardes. Par ce fait, nous étions étrangères, même dans notre propre famille. Nous étions les fruits d'une trahison à la communauté foraine, où le mélange est proscrit. Du côté de mon père, ils étaient plus tolérants, plus aimants et soudés, peut-être grâce au grand-père kabyle. Encore un étranger en son propre pays, qui s'était exilé lui aussi pour pouvoir gagner sa vie. Un étranger de naissance: orphelin, il avait appris à lire chez les Pères Blancs, colons catholiques installés en Kabylie. Après avoir servi comme soldat sous le drapeau français pendant la guerre, il a choisi par la force des choses, l'assimilation. Aux mines, on lui donnait un travail, une maison, la sécurité sociale, et une école gratuite pour les enfants, tandis qu'en Algérie, il resterait un indigène Kabyle, relégué dans la montagne, sans eau courante, et sans avenir. Les kabyles sont en quelque sorte les gitans d'Algérie, un peuple opprimé, détesté par les arabes. Il s'obstinent à ne surtout pas se mélanger, à maintenir coûte que coûte leur langue, leurs coutumes, et à revendiquer leurs origines celtes, en opposition à la culture arabo-musulmane. Etre étranger, c'est décidément inscrit dans mon ADN. C'est une fatalité généalogique. Chaque branche de mon arbre est coupée de ses propres racines, et pourtant reliée, par d'étranges contorsions, à un tronc commun: une conscience de son appartenance au peuple des étrangers. Comme une plante rhyzomatique, mes ancêtres survivent par des rejets miraculeux, improbables, par delà les frontières et les obstacles. Comme des mauvaises herbes qui repoussent, bien qu'on les arrache, dans le champ d'à côté, on finit toujours par inventer notre propre chemin. Et quoi qu'on fasse, où qu'on aille, on vient d'ailleurs, et on ne ressemble à personne. On est de passage.
Le grand-père kabyle que mes oncles forains traitaient d'arabe a vite fait de diluer ses origines dans le grand bain de l'immigration orchestrée par l'industrie, et s'est noyé parmi d'autres étrangers - italiens, espagnols, polonais, marocains - venus en masse pour travailler dans les mines du nord de la France. Comme tous ses camarades, il a adopté une nouvelle identité: mineur de fond. Les immigrés de cette époque, quelque soit leur provenance, sont devenus des gens du nord, habitants des corons. Recouverts par la poussière du charbon, ils devenaient tous identiques: des gueules noires. C'est ainsi que leurs différences se sont peu à peu effacées. Dans les galeries souterraines étouffantes, ils partageaient le même danger, les mêmes peurs, attrapaient les mêmes maladies. Il se peut que la fraternité humaine ne se révèle que dans ces conditions extrêmes. Il faut descendre tout au fond, sous la surface de la terre, pour que les frontières n'aient plus aucun sens.
Quand j'étais enfant, les noms des villes du nord résonnaient en moi comme des lieux légendaires : Loos en Gohelle, ça sonnait comme Los Angeles, Billy Montigny ou Bully les Mines, ça m'évoquait Billy the Kid, les western, les cow-boys... Il y avait quelque chose de l'Amérique, sauvage et inaccessible. Le mouvement, la vie, l'effervescence, les gens partout tout le temps, les histoires, les embrouilles, les fêtes, tout se passait là-bas. Mais c'était un ailleurs, comme un film, une fiction sur un écran de cinéma. Je ne pouvais qu'être spectatrice. Je n'avais aucun rôle. Car j'étais la plus jeune des cousins-cousines, la petite dernière qu'on protège, à qui on ne dit pas tout. J'étais toujours tenue à l'écart, laissée en dehors du jeu. Cette bienveillance m'empêchait d'exister, de m'emparer de la réalité. Là encore, j'étais une étrangère, qui n'a pas son mot à dire, qui ne comprend pas tout ce qui se passe, qui n'est pas intégrée.
Par ailleurs, j'étais totalement perdue. Toujours trimballée par mes parents, ou gardée par une tante, ou pilotée par un cousin, je n'avais aucune autonomie de mouvement, aucun pouvoir de décision. Et je ne cherchais à en avoir, tellement le terrain m'était inconnu. Encore aujourd'hui, je suis incapable de m'orienter, dans ce dédale infini de villes, de rues, de quartiers, de corons, de friches, d'autoroutes, se succédant sans interruption. J'avais cette sensation effrayante d'immensité urbaine et labyrinthique. Toutes les maisons se ressemblaient. J'étais incapable de distinguer un coron d'au autre. Et je faisais souvent ce cauchemar de marcher seule dans la rue et de ne plus jamais retrouver mon chemin. Il y avait un terrain de jeu derrière la maison de mon cousin, avec des balançoires et des toboggans, qui me faisait l'effet d'un parc d'attraction gigantesque. Les enfants trainaient en bandes, rien que dans sa rue, il y en avait plus que dans tout mon village. C'était beaucoup trop pour une fille de la forêt. Il y avait des terrains de foot, des piscines municipales, des bars, des friteries, des cinémas, des centres commerciaux, on pouvait jouer au bowling, ou faire du ski sur les terrils, ou jouer à des jeux d'arcade dans des galeries éclairées aux néons. Je savais jamais par où était rentrés, ni par où on allait ressortir. C'était un univers rempli d'activités et de loisirs qui m'était inconnus et où je me sentais complètement noyée. Mon parrain tenait une baraque à frites, où les clients venaient avec leur saladier. On y croisait en une soirée plus de gens qu'en un an chez nous. Je voyais mes parents revivre, se transformer. Ils se tordaient de rire à des blagues que je ne comprenais pas, car je ne parlais pas bien patois. Ils racontaient des anecdotes dont je n'avais jamais entendu parler. Ils connaissaient des gens que je n'avais jamais vus et qui les appelaient "tiote" ou "biloute". Ils redevenaient peut-être eux-mêmes, tels qu'ils avaient été avant, avant de partir loin de chez eux et d'exister, sans leurs repères, en terrain vierge, là où ils pouvaient peut-être se réinventer, se créer de toutes pièces, au-delà des déterminismes du monde des mineurs, ou de la communauté des forains.
J'étais donc étrangère chez moi, comme au sein de ma famille. Le mot "forain" contient lui aussi cette fatalité. Il désigne ceux qui travaillaient dans les foires, et voyageaient de villes en villes, pour vendre des marchandises, proposer leurs services... Ces gens là étaient donc des étrangers, en tous lieux, puisqu'ils étaient nomades. Ca donne en anglais le mot "foreign", qui signifie étranger. Et dans la même famille, on trouve le mot "forêt", qui signifie littéralement le lieu étrange, le lieu sauvage, dangereux, où l'homme est étranger. D'ailleurs mes origines foraines et la culture qui va avec me restés en grande partie étrangers, pour les raisons évoquées plus haut. Excepté une tante et un oncle et quelques cousins, je n'ai connu de ma famille de forains que les histoires effroyables que ma mère m'a racontées. De histoires de violence, des faits de délinquance, dans lesquels le frère ainé de ma mère a joué un rôle central de chef de clan et de meneur. En travaillant sur mon arbre généalogique, j'ai pu reconstituer une partie de la branche maternelle, en grande partie grâce aux archives judiciaires et au fichage systématique des forains, initié à partir de la moitié du 19ème siècle. J'ai trouvé, quasiment à chaque génération, des condamnations, de divers niveaux de gravité, dont une affaire d'homicide, au début 1900, qui s'est soldée par un non-lieu. Grâce à ces archives, j'ai pu aussi découvrir les métiers qu'exerçaient mes ancêtres forains: colporteurs de pipes, cabaretiers de fêtes patronales, rempailleurs-canneurs, charrons. Ils se déplaçaient sur un territoire allant des Flandres à l'Artois, avant de se fixer sur la ville de Liévin, où ils se sont sédentarisés. C'est là qu'est née ma mère, qui a crevé la dalle, et a connu une misère et une violence à laquelle elle a décidé d'échapper. Pour s'extraire, elle a dû devenir elle-même une étrangère, rejeter et être rejetée. Epouser mon père a représenté un acte de rupture, une forme d'exil symbolique, avant l'exil géographique. Partir était la condition pour garantir cette coupure et éviter toute interférence dangereuse, car mon oncle avait promis de la tuer, ou de tuer mon père. Un jour, il a pointé sa carabine sur la poitrine de mon père et a bien failli passer à l'acte. Partir a été un réflexe vital. L'exil est souvent salvateur.
Avec le temps, mes parents se sont racontés une autre histoire. Les Ardennes, c'est plus beau, plus vert, l'air est meilleur, il y a moins de pollution, de beaux paysages, le travail est moins dur, et mieux payé, il y a moins de délinquance, de misère sociale, ils se sont faits plein d'amis, vivent plus sereinement, sont moins stressés... Petit à petit, ils y ont construit leur vie, ont gommé leurs différences, perdu leur accent. Et quand aujourd'hui, ils retournent dans leur Pas de Calais fleurir les pierres tombales et rendre visite au peu de famille qu'il leur reste, ils sont en décalage, cherchent en vain leurs repères d'autrefois, ne reconnaissent plus leurs propres quartiers, et se sentent perdus en ces lieux qui jadis étaient chez eux. Sur leur terre natale, ils sont devenus des étrangers.
Et moi, aujourd'hui, sur cette route, bifurquant du chemin habituel à La Capelle, pour rejoindre Maubeuge et cet autre bassin minier du Valenciennois, certes un peu différents, mais tellement proches de mes sensations d'enfance du Pas de Calais, en voyant défiler ces mêmes maisons de briques, ces corons bien alignés, ces terrils posés ici et là, ces chevalets d'acier, ces baraques à frites sur les places des villages, je me dis que je ne suis ni d'ici ni de là, je ne suis de nulle part si ce n'est de cette route et de ces paysages presque inchangés, depuis toutes ces années. La route, le mouvement, le voyage, le paysage qui se déroule à toute vitesse sur le pare-brise de la voiture, ce temps suspendu entre le départ et l'arrivée, c'est ça mon pays, c'est cet espace insaisissable, qui est resté le même, ce parcours qui me connait par coeur, malgré le temps qui passe. En fait, c'est sur cette route que je me sens vraiment chez moi.
10 Décembre 2018
Me revoilà sur cette route ! La route de mon enfance. La route de mes souvenirs. La route de mes études. La route de ma famille en errance. Et aujourd'hui, la route de ma mission-résidence. Il me semble que je voyageais déjà sur cette route, avant même de venir au monde. Je n'y suis pour rien, c'est elle qui me poursuis.
Tout au long de mon enfance, mes parents ne rataient jamais une occasion d'aller voir la famille, restée dans le Pas de Calais, à plus de 200 km de là où nous vivions : Charleville - Hirson - La Capelle - Le Cateau - Cambrai - Douai - Lens - Liévin. Combien de fois avons-nous fait cet itinéraire ? Combien de fois avons-nous répété ces noms d'étapes, comme pour s'assurer que nous connaissions par coeur ce parcours ? Des départementales coupant à travers champs, des nationales traversant des villages paumés et des forêts épaisses, des rocades interminables, des carrefours et des embranchements, nous séparaient de la terre originelle. Cette route exténuante, pleine de dangers, qui serpentait entre des zones désertiques et s'enfonçait parfois dans des obscurités profondes, mettait nos vies en suspens pendant deux à trois heures avant d'arriver soulagés à destination. L'aller était toujours plus excitant et plus joyeux que le retour.
Nous vivions tels des exilés sur une terre, les Ardennes, qui nous traitait comme des étrangers. C'est là que je suis née, ainsi que ma grande soeur, au coeur de la Vallée de la Meuse. Pourtant, jamais je ne m'y suis sentie chez moi. J'y étais bien, entourée de champs, de sous-bois, explorant les marres, les étables, les granges à foin, les blockhaus enterrés. Nous habitions une maison très isolée, dans un hameau en pleine campagne. Une maison tout au bout d'un chemin, qui n'existait sur aucune carte, qui n'avait pas de nom. Nous n'avions pas de voisin, si ce n'est quelques vaches dans le champ d'à côté. La solitude était la règle de tous mes jeux. Le terrain de ma liberté s'étendait sur des kilomètres carrés, parcourus à vélo. A perte de vue, des champs très verts, séparés par des haies, où nichaient des oiseaux. Pour les traverser, il fallait slalomer entre les bouses et les taupinières. Pour rejoindre le village, j'empruntais un chemin à travers bois, un raccourci. Le chemin longeait des étangs poissonneux, croisaient des petits ruisseaux. J'appartenais à cette forêt, j'en connaissais tous les recoins. J'étais une fille des bois. Je savais où trouver des champignons, du muguet, des mûres sauvages. Avec certains arbres, je discutais. Je fréquentais plus de grenouilles que de gens. Je connaissais le nom des fleurs. Les fourmis, les libellules, les scarabées me passionnaient. Tout cela occupait mon temps, et je ne m'ennuyais jamais. Je ne me posais guère d'autres questions. Mais au village, à l'école, on me rappelait régulièrement que je n'étais pas d'ici. Organisés en clans familiaux de frères, soeurs, cousins, neveux, les Pécheux, les Fricot, les Dugard, ces grandes familles qui se mariaient entre eux, nous faisaient comprendre, à ma soeur et à moi, qu'on n'était pas d'ici, qu'on parlait avec un accent, qu'on n'était même pas des Ardennes. Ils nous trouvaient louches, alors on se sentait bizarres. Sur les marches du kiosque, là où squattait la jeunesse à mobylette, on n'avait pas notre place, on était toujours un peu tenues à l'écart. A force d'être soupçonnées, ma soeur et moi, on a fini par se sentir différentes, par ne plus avoir envie d'être comme eux, par se persuader qu'on était mieux entre nous et qu'on n'avait plus envie de se mélanger à tous ces consanguins.
Dans ma tête d'enfant, ce n'était pas évident à comprendre. J'étais née ici, j'avais grandi ici, mais je n'étais pas d'ici. Ce n'était pas du racisme pur et dur, car à cet âge là, je n'avais aucune conscience de mes origines, de mes différences culturelles. C'était un vague rejet, inexprimable, sur lequel on ne pouvait pas vraiment poser de mots, de concepts. Ce qui posait problème, je crois, avec les jeunes du village, c'était plutôt le fait qu'on était là sans attache, sans famille autour de nous, que nos parents venaient d'ailleurs, et qu'on n'avait rien ni personne auquel se raccrocher pour justifier notre présence dans ce coin là. C'était surtout ça qui constituait l'essence de notre étrangeté. On ne faisait pas partie de l'histoire du village. Nos parents ne travaillaient pas ici. A part l'école, rien ne nous rattachait à ces gens. Et c'était ça qu'ils nous reprochaient je crois.
Là-bas, dans le Pas de Calais, ce n'était pas vraiment chez moi non plus. Certes, c'était là qu'étaient mes racines, là où étaient nés mes parents, là où vivaient mes oncles, mes tantes, mes cousins-cousines, mais ça restait un ailleurs pour moi. Un ailleurs où mes parents se révélaient différents, plus détendus, plus joyeux. Là-bas, ils parlaient une autre langue, ils reprenaient immédiatement le patois et ce fort accent du nord, qu'ils tentaient maladroitement de masquer dès qu'on rentrait dans les Ardennes. Mon père connaissait tous les numéros des puits de mine. Il disait : "Mi j'éto au 3 de Lens. ¨Pis j'travaillo à l'fosse 11..." Ma mère énumérait les noms de rues où elle avait des souvenirs: "Quant' j'allo vire eut'père din l'Rue Papin... Eum'mère avo s'baraque din l'rue d'Abrequin..." Elle avait coupé avec une partie de sa famille, sa mère, ses deux frères aînés, et une de ses soeurs, parce qu'ils n'aimaient pas mon père. Ils disaient que c'était un arabe, et que ma soeur et moi, étions des bâtardes.
Quand elle parlait d'eux, elle pleurait, elle disait que c'était des forains. Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Alors je lui demandais: "ça veut dire quoi, forain ?" Elle me répondit que les forains n'étaient pas comme les autres gens, les gens normaux, qu'ils étaient méchants, que c'était des voleurs. Ainsi dans ma tête, pendant longtemps, forain, ça voulait dire méchant et voleur. Et nous, nous étions des gens normaux, car ma mère disait que voler, c'est mal. Elle fréquentait quand même encore une de ses soeurs et un de ses frères. Un jour que nous étions chez eux, et que je jouais dans la rue avec mon cousin, il me dit que j'étais foraine, que ma mère aussi l'était, qu'on était tous des forains dans la famille. Je m'offusquai, et lui répondis que c'était impossible, parce que nous étions des gens normaux, et pas des voleurs. Il se mit très fort en colère et il se mit à crier: "Tu es une foraine ! T'es pas comme les autres gens ! Les forains, c'est eux les meilleurs..." Mais moi, je croyais dur comme fer à ce que m'avait dit ma mère et je m'en tenais à sa définition. Je me disais que mon cousin était un idiot, qu'il n'avait rien compris.
Mon père, de son côté, disait qu'il n'était pas arabe. Et qu'il détestait les arabes. Il disait qu'il était moitié kabyle, moitié français. Là aussi, j'avais du mal à comprendre. Mais mon père était du genre taiseux, alors j'allais plutôt glâner des infos auprès de ma tante, sa grande soeur, qui était une vraie pipelette. Elle m'expliqua que mon grand-père était kabyle, c'est-à-dire qu'il venait de Kabylie, et même de la Grande Kabylie. Elle disait que les kabyles n'aiment pas les arabes, parce que les arabes étaient méchants avec les kabyles. Que c'est pour ça que mon grand-père était venu vivre en France, parce qu'il n'aimait pas les arabes et qu'il préférait les français. C'est pour ça aussi qu'il s'était marié avec une française, ma grand-mère, et qu'il ne voulait pas, surtout pas, que ses enfants se marient avec des kabyles. Ils devaient tous se marier avec des français, parce que c'était très bien d'être français et qu'on avait de la chance et que comme ça, les gens ne penserait pas qu'on est des arabes...
Donc, vers l'âge de 7-8 ans, je pensais que j'étais française, que les forains étaient des voleurs, que les arabes étaient méchants, et qu'il ne fallait pas se marier avec un kabyle. Du moins, c'est ça qu'il fallait penser, d'après ce qu'on m'avait dit. Au-delà de tout ça, je me sentais étrangère. Etrangère dans mon village natal. Etrangère dans la région de ma famille. Etrangère pour la famille de ma mère. Etrangère de par les origines de mon père. Etrangère partout à moi-même, partout sauf dans la forêt.
Par ce fait, nous étions étrangères, même dans notre propre famille. Nous étions les fruits d'une trahison à la communauté foraine, où le mélange est proscrit. Du côté de mon père, ils étaient plus tolérants, plus aimants et soudés, peut-être grâce au grand-père kabyle. Encore un étranger en son propre pays, qui s'était exilé lui aussi pour pouvoir gagner sa vie. Un étranger de naissance: orphelin, il avait appris à lire chez les Pères Blancs, colons catholiques installés en Kabylie. Après avoir servi comme soldat sous le drapeau français pendant la guerre, il a choisi par la force des choses, l'assimilation. Aux mines, on lui donnait un travail, une maison, la sécurité sociale, et une école gratuite pour les enfants, tandis qu'en Algérie, il resterait un indigène Kabyle, relégué dans la montagne, sans eau courante, et sans avenir. Les kabyles sont en quelque sorte les gitans d'Algérie, un peuple opprimé, détesté par les arabes. Il s'obstinent à ne surtout pas se mélanger, à maintenir coûte que coûte leur langue, leurs coutumes, et à revendiquer leurs origines celtes, en opposition à la culture arabo-musulmane. Etre étranger, c'est décidément inscrit dans mon ADN. C'est une fatalité généalogique. Chaque branche de mon arbre est coupée de ses propres racines, et pourtant reliée, par d'étranges contorsions, à un tronc commun: une conscience de son appartenance au peuple des étrangers. Comme une plante rhyzomatique, mes ancêtres survivent par des rejets miraculeux, improbables, par delà les frontières et les obstacles. Comme des mauvaises herbes qui repoussent, bien qu'on les arrache, dans le champ d'à côté, on finit toujours par inventer notre propre chemin. Et quoi qu'on fasse, où qu'on aille, on vient d'ailleurs, et on ne ressemble à personne. On est de passage.
Le grand-père kabyle que mes oncles forains traitaient d'arabe a vite fait de diluer ses origines dans le grand bain de l'immigration orchestrée par l'industrie, et s'est noyé parmi d'autres étrangers - italiens, espagnols, polonais, marocains - venus en masse pour travailler dans les mines du nord de la France. Comme tous ses camarades, il a adopté une nouvelle identité: mineur de fond. Les immigrés de cette époque, quelque soit leur provenance, sont devenus des gens du nord, habitants des corons. Recouverts par la poussière du charbon, ils devenaient tous identiques: des gueules noires. C'est ainsi que leurs différences se sont peu à peu effacées. Dans les galeries souterraines étouffantes, ils partageaient le même danger, les mêmes peurs, attrapaient les mêmes maladies. Il se peut que la fraternité humaine ne se révèle que dans ces conditions extrêmes. Il faut descendre tout au fond, sous la surface de la terre, pour que les frontières n'aient plus aucun sens.
Quand j'étais enfant, les noms des villes du nord résonnaient en moi comme des lieux légendaires : Loos en Gohelle, ça sonnait comme Los Angeles, Billy Montigny ou Bully les Mines, ça m'évoquait Billy the Kid, les western, les cow-boys... Il y avait quelque chose de l'Amérique, sauvage et inaccessible. Le mouvement, la vie, l'effervescence, les gens partout tout le temps, les histoires, les embrouilles, les fêtes, tout se passait là-bas. Mais c'était un ailleurs, comme un film, une fiction sur un écran de cinéma. Je ne pouvais qu'être spectatrice. Je n'avais aucun rôle. Car j'étais la plus jeune des cousins-cousines, la petite dernière qu'on protège, à qui on ne dit pas tout. J'étais toujours tenue à l'écart, laissée en dehors du jeu. Cette bienveillance m'empêchait d'exister, de m'emparer de la réalité. Là encore, j'étais une étrangère, qui n'a pas son mot à dire, qui ne comprend pas tout ce qui se passe, qui n'est pas intégrée.
Par ailleurs, j'étais totalement perdue. Toujours trimballée par mes parents, ou gardée par une tante, ou pilotée par un cousin, je n'avais aucune autonomie de mouvement, aucun pouvoir de décision. Et je ne cherchais à en avoir, tellement le terrain m'était inconnu. Encore aujourd'hui, je suis incapable de m'orienter, dans ce dédale infini de villes, de rues, de quartiers, de corons, de friches, d'autoroutes, se succédant sans interruption. J'avais cette sensation effrayante d'immensité urbaine et labyrinthique. Toutes les maisons se ressemblaient. J'étais incapable de distinguer un coron d'au autre. Et je faisais souvent ce cauchemar de marcher seule dans la rue et de ne plus jamais retrouver mon chemin. Il y avait un terrain de jeu derrière la maison de mon cousin, avec des balançoires et des toboggans, qui me faisait l'effet d'un parc d'attraction gigantesque. Les enfants trainaient en bandes, rien que dans sa rue, il y en avait plus que dans tout mon village. C'était beaucoup trop pour une fille de la forêt. Il y avait des terrains de foot, des piscines municipales, des bars, des friteries, des cinémas, des centres commerciaux, on pouvait jouer au bowling, ou faire du ski sur les terrils, ou jouer à des jeux d'arcade dans des galeries éclairées aux néons. Je savais jamais par où était rentrés, ni par où on allait ressortir. C'était un univers rempli d'activités et de loisirs qui m'était inconnus et où je me sentais complètement noyée. Mon parrain tenait une baraque à frites, où les clients venaient avec leur saladier. On y croisait en une soirée plus de gens qu'en un an chez nous. Je voyais mes parents revivre, se transformer. Ils se tordaient de rire à des blagues que je ne comprenais pas, car je ne parlais pas bien patois. Ils racontaient des anecdotes dont je n'avais jamais entendu parler. Ils connaissaient des gens que je n'avais jamais vus et qui les appelaient "tiote" ou "biloute". Ils redevenaient peut-être eux-mêmes, tels qu'ils avaient été avant, avant de partir loin de chez eux et d'exister, sans leurs repères, en terrain vierge, là où ils pouvaient peut-être se réinventer, se créer de toutes pièces, au-delà des déterminismes du monde des mineurs, ou de la communauté des forains.
J'étais donc étrangère chez moi, comme au sein de ma famille. Le mot "forain" contient lui aussi cette fatalité. Il désigne ceux qui travaillaient dans les foires, et voyageaient de villes en villes, pour vendre des marchandises, proposer leurs services... Ces gens là étaient donc des étrangers, en tous lieux, puisqu'ils étaient nomades. Ca donne en anglais le mot "foreign", qui signifie étranger. Et dans la même famille, on trouve le mot "forêt", qui signifie littéralement le lieu étrange, le lieu sauvage, dangereux, où l'homme est étranger. D'ailleurs mes origines foraines et la culture qui va avec me restés en grande partie étrangers, pour les raisons évoquées plus haut. Excepté une tante et un oncle et quelques cousins, je n'ai connu de ma famille de forains que les histoires effroyables que ma mère m'a racontées. De histoires de violence, des faits de délinquance, dans lesquels le frère ainé de ma mère a joué un rôle central de chef de clan et de meneur. En travaillant sur mon arbre généalogique, j'ai pu reconstituer une partie de la branche maternelle, en grande partie grâce aux archives judiciaires et au fichage systématique des forains, initié à partir de la moitié du 19ème siècle. J'ai trouvé, quasiment à chaque génération, des condamnations, de divers niveaux de gravité, dont une affaire d'homicide, au début 1900, qui s'est soldée par un non-lieu. Grâce à ces archives, j'ai pu aussi découvrir les métiers qu'exerçaient mes ancêtres forains: colporteurs de pipes, cabaretiers de fêtes patronales, rempailleurs-canneurs, charrons. Ils se déplaçaient sur un territoire allant des Flandres à l'Artois, avant de se fixer sur la ville de Liévin, où ils se sont sédentarisés. C'est là qu'est née ma mère, qui a crevé la dalle, et a connu une misère et une violence à laquelle elle a décidé d'échapper. Pour s'extraire, elle a dû devenir elle-même une étrangère, rejeter et être rejetée. Epouser mon père a représenté un acte de rupture, une forme d'exil symbolique, avant l'exil géographique. Partir était la condition pour garantir cette coupure et éviter toute interférence dangereuse, car mon oncle avait promis de la tuer, ou de tuer mon père. Un jour, il a pointé sa carabine sur la poitrine de mon père et a bien failli passer à l'acte. Partir a été un réflexe vital. L'exil est souvent salvateur.
Avec le temps, mes parents se sont racontés une autre histoire. Les Ardennes, c'est plus beau, plus vert, l'air est meilleur, il y a moins de pollution, de beaux paysages, le travail est moins dur, et mieux payé, il y a moins de délinquance, de misère sociale, ils se sont faits plein d'amis, vivent plus sereinement, sont moins stressés... Petit à petit, ils y ont construit leur vie, ont gommé leurs différences, perdu leur accent. Et quand aujourd'hui, ils retournent dans leur Pas de Calais fleurir les pierres tombales et rendre visite au peu de famille qu'il leur reste, ils sont en décalage, cherchent en vain leurs repères d'autrefois, ne reconnaissent plus leurs propres quartiers, et se sentent perdus en ces lieux qui jadis étaient chez eux. Sur leur terre natale, ils sont devenus des étrangers.
Et moi, aujourd'hui, sur cette route, bifurquant du chemin habituel à La Capelle, pour rejoindre Maubeuge et cet autre bassin minier du Valenciennois, certes un peu différents, mais tellement proches de mes sensations d'enfance du Pas de Calais, en voyant défiler ces mêmes maisons de briques, ces corons bien alignés, ces terrils posés ici et là, ces chevalets d'acier, ces baraques à frites sur les places des villages, je me dis que je ne suis ni d'ici ni de là, je ne suis de nulle part si ce n'est de cette route et de ces paysages presque inchangés, depuis toutes ces années. La route, le mouvement, le voyage, le paysage qui se déroule à toute vitesse sur le pare-brise de la voiture, ce temps suspendu entre le départ et l'arrivée, c'est ça mon pays, c'est cet espace insaisissable, qui est resté le même, ce parcours qui me connait par coeur, malgré le temps qui passe. En fait, c'est sur cette route que je me sens vraiment chez moi.